« Le bien-être au travail va devenir une nécessité absolue pour créer de la valeur », prévient le consultant Eric Albert
Christophe Bys France , Management , L’interview management
Publié le 09/05/2014 À 16H50

Entretien Fondateur de l’institut français d’action sur le stress, Eric Albert est consultant. Il publie aux Editions Albin Michel, Partager le pouvoir, c’est possible. Selon lui, les plus conservateurs ne sont pas ceux que l’on croit. Face à l’incertitude, les dirigeants se cabrent sur leurs habitudes, tandis qu’un changement de modèle est devenu indispensable. Il faut en finir avec l’infantilisation généralisée ! Chiche ?

Le bien-être au travail va devenir une nécessité absolue pour créer de la valeur, prévient le consultant Eric Albert © D.R.

L’Usine Nouvelle – Partager le pouvoir, c’est possible ou nécessaire ?

Eric Albert – A mon avis, c’est surtout irrémédiable avec la vague portée par la numérisation que les experts les plus compétents comparent à l’invention de l’imprimerie. Nous allons vers des modèles plus horizontaux, participatifs, où l’autorité qui ne repose pas sur la compétence sera de moins en moins reconnue. A l’avenir, tous les systèmes qui vont créer de la valeur seront basés sur le partage.

De quel type de partage parlez-vous ?

Pour créer de la valeur, il va falloir encourager la contribution d’acteurs venus de différents horizons. En matière d’innovation, c’est flagrant : elle a lieu aux frontières des expertises. Regardez comment on est passé du téléphone à l’assistant de vie, qu’est devenu le smartphone. Dans un cas, vous avez un objet qui correspond à une technologie, dans le second vous avez une multitude de technologies. Pour réussir le second, il faut faire travailler ensemble des gens différents, qu’il faut faire cohabiter…

Dans votre livre, vous notez que les dirigeants d’entreprise freinent les évolutions, notamment parce que leurs émotions les y conduisent. Comment ? Pourquoi ?

Passer d’un modèle de management à un autre, c’est perdre le contrôle d’un modèle rassurant. Or, la perte de contrôle procure de l’anxiété. De nombreux dirigeants tentent alors de faire durer le système existant, en tirant sur la corde, les plans de réduction des coûts succèdent aux plans de réduction des coûts… Leur espoir caché est que le système tiendra aussi longtemps qu’eux. Pourtant, quand je m’entretiens avec eux, ils reconnaissent que la performance collective est plus importante que la performance individuelle. Or, ils conservent les outils qui mesurent les performances individuelles. Cela les rassure.

Est-ce pour cette raison, rassurer en période d’incertitude, que les reporting de toutes sortes se multiplient ?

Les outils de reporting donnent l’illusion de contrôle. En psychologie, on sait depuis longtemps que ce qui compte ce n’est pas le contrôle que l’on possède effectivement mais l’impression qu’on a de l’avoir. Les dirigeants répondent aussi à l’exigence des actionnaires qui pensent que s’ils ne contrôlent pas, tout partirait à vau-l’eau.

Vous insistez beaucoup sur la nécessité d’être acteur. Sur le stress, vous remarquez ainsi qu’une solution venue de la direction même si elle est meilleure sera moins efficace qu’une autre élaborée par les personnes elles-mêmes. Partager le pouvoir, c’est donc aussi promouvoir le bien-être ?

Dans les modèles vers lesquels on s’oriente, pour créer de la valeur ajoutée il faudra des salariés qui prennent des initiatives, qui acceptent de contribuer. Dans ces modèles-là, le bien-être au travail n’est pas une option mais une nécessité absolue. Le bien-être des salariés est au cœur du modèle d’efficacité. On ne peut pas être efficace collectivement si on n’est pas bien individuellement. Le premier symptôme du stress c’est d’être désagréable, de ne pas écouter.

Pour que les gens aient un sentiment de bien-être au travail, il faut leur redonner de la maîtrise sur ce qu’ils y vivent. Il faut sortir des modèles uniformes décidés par le haut. La règle et le process sont le contraire de ce qui est nécessaire.

Comment fait-on concrètement ?

Dans mon cabinet, on essaie de l’appliquer. Nous sommes une équipe de 30 personnes. L’équipe dirigeante pourrait très bien dicter une règle uniforme. Quand nous avons commencé à réfléchir au télétravail, au travail à domicile, nous aurions pu réunir le DRH, le DG et imposer une règle. Nous avons préféré demander aux consultants de se réunir en leur demandant ce dont ils avaient besoin pour travailler ensemble. Nous leur avons demandé quelle règle ils pouvaient élaborer ensemble, en tenant, bien sûr, compte de la contrainte d’efficacité.

La culture française, et plus particulièrement l’éducation et l’espèce de culte de la Loi unique venue de l’Etat et qui s’applique à tous, n’est-elle pas un frein ?

Le système éducatif français doit changer. Il doit moins valoriser les performances individuelles pour mesurer l’efficacité collective. Aujourd’hui encore, il y a un gouffre entre l’école et le monde de l’entreprise sur ces questions.

Je pense que le goût pour la règle traduit surtout un aveu d’impuissance à faire confiance aux acteurs, à leur capacité à trouver des solutions mais aussi à la capacité des dirigeants de les convaincre d’aller dans le bon sens. Dans ce contexte, on préfère imposer une règle d’en haut à tous. A ce sujet, il y a actuellement un projet de loi caricatural, celui qui veut interdit les courriels après 18 heures (ce projet de loi est une rumeur suite à un avenant de l’accord forfait jour de la branche du Syntec, ndlr). Cela n’a aucun sens par rapport aux évolutions en cours, à la numérisation. Pour beaucoup de personnes, pouvoir travailler un soir ou un week-end peut être un soulagement. La question est de voir comment on peut éviter que l’individu soit piégé par un outil. Interdire strictement n’y répond pas.

Derrière toutes ces évolutions, n’y a-t-il pas une immense entreprise d’infantilisation des salariés. Les entreprises ne rechignent-elles pas à les considérer comme des personnes majeures et responsables ?

Comme on n’a pas confiance dans les individus, on les serre, on les cadre, on les infantilise effectivement. Cela crée un effet de système. Infantilisées, les personnes finissent par se comporter comme des enfants. Le jour où on leur fera confiance, ils montreront qu’ils ont le sens des responsabilités. C’est pour cette raison que, dans mon livre, j’ai développé quelques exemples d’entreprises qui ont des bonnes pratiques.

Pas pour dire aux dirigeants « copier la recette de X ou de Y », car je crois qu’à l’avenir chacun devra inventer son modèle propre. Non ce que je voulais montrer c’est qu’aujourd’hui des entreprises en France, aux Etats-Unis, dans l’industrie, les services, grandes ou petites réussissent ce changement annoncé. Mon message est de dire : « si vous le voulez, vous pouvez le faire. D’autres ont réussi. »

Propos recueillis par Christophe Bys